Le débardeur (état de chose)

photos de cintres en bois sur un portant
Photo d’Andrej Lišakov

Ma proprio m’a acheté quand elle était jeune fille. Je faisais partie d’un lot de débardeurs en coton, bretelles spaghetti. Elle les portait au-dessous de chemisiers ouverts, avec des jeans noirs. C’était une tenue parfaite pour elle alors, étudiante, en Lettres, plutôt décontractée. J’étais le débardeur noir, son préféré.

Une année plus tard, son père, voulant lui rendre service, a pendu un lot de vêtements dont je faisais partie pour les faire sécher. Malheureusement, il manquait d’expérience en matière de lessive ; il m’a accroché, trempé, par les bretelles. Quand la proprio m’a récupéré, mes bretelles s’étaient tellement allongées que j’étais devenu tout à fait importable comme vêtement, sauf à vouloir exhiber le haut de son soutien-gorge à tous les passants.

Elle a décidé de me convertir en sous-vêtement. Elle m’a porté pendant des années au-dessous de ses pulls, ses T-shirts à manches longues. Pas loin de vingt ans. Je l’ai accompagnée quand elle a passé ses premiers diplômes, ses premiers entretiens d’embauche, quand elle a vécu ses premières heures de jeune professionnelle. Je l’ai vue se marier, devenir mère, retourner à la fac pour démarrer une nouvelle carrière. Je lui ai été fidèle tout ce temps, bien caché contre sa peau. On a vieilli ensemble, mon tissu de plus en plus fin, ses cheveux de plus en plus blancs.

Depuis quelques semaines, je sentais que je m’amincissais trop au niveau des coutures. Avant-hier, quand elle m’a attrapé, on a entendu un énorme craquement ; elle a vu avec horreur le trou énorme qui s’était formé sur mon côté droit.

Elle m’a lavé avec d’autres vêtements, une dernière fois. Elle m’a dit que je serais un chiffon, dorénavant. J’attends qu’elle trouve l’envie de nettoyer des vitres. La connaissant, ce ne sera pas tous les quatre matins. Tant mieux, au fond ; j’ai bien mérité un peu de repos.

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